les aventures d'Ashany CHAPITRE

 

Chapitre IV

Le supplice du coup de foudre


— Ashany, il y a urgence, il faut que je te parle seule à seule.


— Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as vu un fantôme ? s’étonna cette dernière.


La prenant par les épaules, Jessy la retourna face à la salle et lui murmura :


— Regarde discrètement au fond, à dix heures.


En disant cela, elle s’était tournée vers le buffet et fixait les grandes bougies qui étaient dessus !


— Où ? Qu’est-ce qui se passe ? demanda l’interpellée en suivant le regard de son amie.


— Mais non, ne regarde pas là. Plutôt là-bas, à dix heures. Tu vois ce que je vois ? insista Jessy.


Ayant dit cela, elle plongea son regard vers la pointe de ses chaussures, tout en marmonnant :


— Regarde bien, discrètement et attentivement, et dis-moi ce que tu en penses.


Ashany, qui ne voyait pas où voulait en venir son amie, la suivit du regard, observant attentivement les chaussures de cette dernière tout en cherchant ce qui n’allait pas. Lasse d’une quête vaine, elle haussa légèrement la voix :


— Mais elles sont bien, tes chaussures, elles n’ont rien eu à dix heures ! Qu’est-ce que tu racontes ?


— Mais non, pas mes chaussures, à dix heures, t’es naze, toi, Tu as bien vu 24, non ?


— 24 ?


— Oui, 24, la série 24 Heures chrono avec Jack Bauer !


— Et pourquoi tu me parles de 24 ? Où est le rapport entre dix heures et 24 Heures, Jack Bauer est dans la pièce ? rétorqua Ashany.

— T’es bête ou quoi ? Dix heures, dans 24 Heures chrono, Bauer désigne un emplacement à partir de la position des aiguilles d’une montre. Raah, t’es longue à la détente, toi. Je veux que tu regardes à droite de la pièce vers le fond, en face du tableau bleu, lui intima Jessy.


— D’accord, et qu’est-ce qu’il y a, au fond du salon, à dix heures ? Hum ! interrogea Ashany avec dédain en levant le menton.


— Attends, je rêve, tu ne vois pas les « canons de beautés » qui y sont ?


En disant cela, elle évitait de lever ses yeux à l’endroit qu’elle indiquait et continuait à regarder ses chaussures tout en parlant à son amie.


— Non ! lança sèchement cette dernière en secouant la tête et en serrant ses lèvres en signe d’impatience.


— Non mais tu plaisantes ! Regarde ces chefs-d’œuvre devant le tableau bleu, celui qui a une coulée de lave rouge.


À ce moment, Ashany tourna brusquement sa tête dans la direction qui lui était indiquée, mais son amie la stoppa :


— Non, ne regarde pas directement comme ça, c’est trop rude. Ils vont comprendre qu’on parle d’eux. Un peu plus de discrétion quand même… mais qu’est-ce que tu es rustre, toi alors !


C’en était trop pour la jeune fille.


— Mais, Jessy, je ne te comprends plus, tu veux que je regarde et ensuite tu me dis de ne pas regarder. Qu’est-ce qui t’arrive ? Et puis, où tu vois des canons de beauté ?


— Ashany, je crois que j’ai trouvé ce soir l’homme de ma vie, lui balança-t-elle en prenant un ton solennel.


— Sérieux, Jessy ?


— Plus que sérieux, il est là devant, au fond.


Mademoiselle Gorkiff leva à peine la tête et vit Shane qui discutait avec quelqu’un qui leur tournait le dos.


— Oh ! Mince, il nous regarde. Oh ! Tu l’as vu ? s’écria Jessy à voix basse.

— Vu quoi ? Je ne vois que Shane en conversation avec un grand garçon qui nous tourne le dos, protesta son amie.


— C’est son cousin Willy, le mannequin.


— C’est tout ? Il n’y a pas de bombe sexuelle à l’horizon.


— Décidément, toi, tu es vraiment aveugle. Je te parle de ton frère Shane. C’est lui et son cousin Willy, les bombes. Eh ! Ouh ! Qu’est-ce qu’il est canon ! Tu as vu ses yeux, on dirait une mer d’émeraude. Qu’est-ce qu’il est sexy « mama na gaï* », une beauté à vous couper le souffle. Ne les regarde pas, au cas où ils nous regarderaient.


— Ah ! Ouais, tu trouves ? Enfin ! Si tu le penses, c’est ton goût, ma chère !


— Si je trouve....


Mais ma vieille, c’est la logique même, la nature qui dit qu’ils sont d’une beauté époustouflante. Oh ! Shane, il est magnifique… c’est Jupiter, Cupidon, Vénus…


— Vénus ? Mais, c’est la déesse de l’amour !


— Bref ! Ce n’est pas grave ! L’essentiel est que tu aies compris ce que je voulais dire. Pour moi, c’est Apollon, Mister Univers et sa voix veloutée, ouh ! On dirait qu’elle vous caresse la peau quand il parle. Raah, je craque !


— Bof ! Moi, je ne le trouve pas extra.


— T’es sérieuse, là ?


— Ben oui ! je le connais depuis des lustres, c’est Babou, c’est tout.


Jessy scruta les expressions du visage de son amie pour vérifier si elle n’avait réellement aucun sentiment vis-à-vis de Shane. Rassurée, elle s’exclama :


— Ah ! Ouais, cool !


— Cool ? Pourquoi cool ?


— J’avais peur d’empiéter sur ton territoire, avoua-t-elle timidement.


Ashany la fixa intensément avant de répondre :


— Mon territoire ? Quel territoire ? Pour qui ? Shane ? Tu rigoles, j’espère !


Jessy tenta de se justifier :


— Écoute, dans la vie, il faut être prudent. On ne se lance pas à l’aveuglette vers un garçon parce qu’il est beau et qu’il vous plaît. Il vaut mieux se renseigner sur l’étiquette du produit d’abord, tu ne penses pas ?


— C’est vrai en général, mais vis-à-vis de moi, quand même… Si j’avais trouvé quelqu’un, tu l’aurais su la première, eh ! Toi aussi, je ne vais pas faire mon marché dans la smala comme les « Dingari * » ? Tu me sous-estimes ou quoi ?


— Ok ! Sista, on n’en parle plus, ok ! Dans ce cas, mets-le dans le micro-onde pour moi, please, dit-elle en accompagnant ses mots d’un geste de la main.


— T’inquiète ! De ton côté, mets seulement l’opération séduction en route, pendant que moi, je veille à ce que personne ne tourne le bouton, le saisisse et le croque.


Laureen, qui assurait le service avec Jérémie, un autre ami de la famille, passa devant elles avec un plateau remplit de verres de soda. Ashany profita de son passage pour s’emparer de deux verres de Coca-cola. Elle tendit un verre à Jessy et lui proposa avant de trinquer :


— Tope là, ma chère, affaire réglée.


Un pacte venait ainsi d’être scellé entre les deux copines.

Ashany but une gorgée de Coca. Ce faisant, son regard se dirigea vers l’endroit où se trouvait Shane. La masse impressionnante qui faisait face à son « grand frère » l’intriguait et elle n’arrivait pas à détacher ses yeux d’elle. Cependant, croyant que ces regards lui étaient destinés, Shane, qui suivait depuis un moment le manège des jeunes filles, lui fit un grand sourire et un geste de la main. Sa « petite sœur » ne lui répondit pas, hypnotisée par le physique de son vis à vis. Soudainement, celui ci se retourna pour voir la personne à qui étaient destinés le sourire et le geste. Et son regard se dirigea droit sur Ashany.


Pendant quelques secondes, ils se regardèrent en silence. Ses yeux étaient éblouissants, un puissant magnétisme s’en dégageait.. Le temps paraissait figé, elle semblait avoir basculé dans une autre dimension. Les expressions que ses copines utilisaient souvent mais qui lui étaient jusqu’à ce jour étrangères trouvèrent tout à coup leur signification à cet instant. « Être irradié par une onde cosmique », « être traversé et remplit par un puissant feu dévorant », etc. C’est-à-dire « le coup de foudre ».


À cet instant de sa vie, une réaction psycho-chimique produisit en elle une sorte d’explosion intérieure. Une chaleur époustouflante jaillit en elle et la remplit. Son cœur fit un salto arrière * et se mit à battre la chamade comme jamais il ne l’avait fait auparavant. Le son émit par ses battements retentit puissamment dans sa tête.

Elle avait l’impression d’assister à la concrétisation d’un rêve ; celui de voir un jour la beauté faite homme. Le visage de celui qui peuplait ses nuits depuis des années. Il avait les traits si racés et tellement symétriques qu’il ne semblait même plus humain. Les caractéristiques physiques de son idéal masculin. « Zéro faute*».


Malgré la distance qui les séparait, elle ressentait l’intensité de ce regard qui traversait son corps de part en part. Elle n’avait jamais vu une pareille conjonction de sensualité, de beauté et de charisme. Son corps et sa volonté se liquéfiaient au fur et à mesure qu’elle le contemplait, ses jambes flagellaient. Elle avala machinalement la gorgée de Coca qu’elle avait dans la bouche depuis quelques secondes pour essayer de reprendre ses esprits et retrouver une certaine contenance. Malencontreusement, celle-ci, sans doute à cause de l’émotion, provoqua une « fausse route » et c’est sa trachée respiratoire qui en fit les frais. Cette intrusion inopportune déclencha une quinte de toux. Son amie Jessy, pensant à un petit incident, lui tapota le dos pour la soulager, mais cela ne lui fit aucun effet positif. Elle toussait de plus en plus. Cette toux incontrôlable attira l’attention de quelques invités qui, pensant qu’elle avait trop rigolé comme cela leur était coutumier à tous, lui sourirent. Mais les quintes s’amplifièrent et se transformèrent vite en suffocation. L’inquiétude commença à se dessiner sur les visages qui ne cessaient de se rapprocher de la jeune fille.


— ça ne va pas, Ashany, lui demanda Sandrine en lui prenant la main.


— Mais tu ne vois pas que ça ne va pas ? Comment veux-tu qu’elle te réponde, puisqu’elle tousse ? la rabroua Jessy tout en la repoussant avec brutalité.


Malgré sa gentillesse et sa douceur, cette dernière était une amie plus que possessive à l’égard de son hôte. Bien qu’elle soit également l’amie de Sandrine, elle ne supportait pas que cette dernière interfère entre sa meilleure amie et elle. Pendant ce temps, l’état d’Ashany empirait : elle devenait de plus en plus rouge.


— Ashany, mais qu’est-ce qui t’arrive, tu veux que j’appelle ta mère ? demanda Jessy au bord des larmes, effrayée par son incapacité à venir à bout de la quinte de toux.


D’abondantes larmes souillées par le Rimmel dégoulinaient du visage de la malheureuse, entraînant dans leur coulée le fond de teint qu’elle s’était appliqué. Ils s’unirent dans une valse déclinante tout en produisant une couleur terne et crémeuse. Dans leur trajectoire, ils laissèrent un sillon chocolaté sur ses joues, comme pour marquer leur passage. Affolées, plusieurs personnes vinrent à sa rescousse. Certains lui tapotaient les épaules, d’autres lui essuyaient les yeux avec des mouchoirs en papier, malgré ses protestations. On essaya de lui faire boire un peu d’eau, mais dans ses soubresauts, elle repoussa le verre et dégurgita le liquide.


Un jeune homme zélé surgit, croyant qu’elle avait avalé un morceau de travers. Il la retourna en lui pressant le dos comme dans une sorte de prise de karaté. Mais cela n’arrêta ni la toux ni les spasmes de la jeune fille qui se dégagea rapidement de cette étreinte forcée. Elle transpirait et tentait de s’éloigner de toutes ces mains étouffantes qui ne lui étaient d’aucun secours.

D’un revers de la main, elle réussit à les repousser et s’affala sur le sol à plat ventre. Dans cette position inhabituelle, sa toux s’atténua comme par enchantement et elle se sentit mieux. Sa respiration redevint régulière et elle en profita pour tenter de se relever. Mais elle ne réussit qu’à rester accroupie, tant sa poitrine lui faisait encore mal sur le moment.


Dans le brouillard de ses émotions, elle entendit la voix de Shane retentir. Une main lui releva la tête, balayant d’un revers, les cheveux qui lui couvraient le front. À travers le voile de ses larmes, Ashany reconnut parfaitement le visage du bel homme au charisme indéniable. Celui dont la beauté éclatante et ravageuse l’avait fait chavirer au point de mettre ses jours en danger. Il était en face d’elle et lui dit :


— Doucement, doucement, reprenez votre souffle lentement, apportez un verre d’eau, s’il vous plaît.


Il parlait avec une assurance et une autorité naturelle. C’est avec une docilité exemplaire qu’elle suivit les conseils du bel Apollon. Le contact de sa main sur la peau de son menton, lui semblait être une douce caresse qu’elle apprécia.


Le cocktail composé de ses larmes, son Rimmel et son fond de teint l’avait rendue méconnaissable. Pour agrémenter le tout, le stock de morve qui dégoulinait de son nez en transitant pour une escale temporaire sur sa bouche, le temps de prendre en stop quelques crachats languissant sur son menton, l’avait rendue repoussante. Au casting du tournage de Thriller, le clip de Michael Jackson, elle aurait reçu son ticket d’entrée sans aucun problème.


La soumission qu’elle afficha face au beau mannequin fut de courte durée car en levant les yeux vers lui, elle regarda amoureusement ses beaux yeux verts et lui fit un sourire qui ressemblait beaucoup plus à une grimace, tant son aspect n’avait rien pour plaire. Le jeune homme eut un haut-le-corps de dégoût car le spectacle n’était pas beau à voir. Il se déplaça de quelques centimètres, l’abandonnant à son cousin.


La grande glace qui se trouvait derrière lui se découvrit immédiatement, renvoyant à la jeune fille le visage qu’elle affichait à ce moment précis.


— Ougth ! Quelle horreur ! s’écria-t-elle, avant de fermer les yeux et de baisser la tête.


Le choc était si terrible qu’elle crut durant quelques secondes avoir affaire à une apparition démoniaque. Son séjour au Gabon l’avait rendue un peu paranoïaque. La magie noire et la sorcellerie faisaient partie intégrante du paysage, là-bas. L’avaient-elles suivie jusqu’en France ? Que lui était-il donc arrivé ? Tout en se reprenant, elle mit cela sur le compte d’une illusion due à l’expectoration douloureuse qu’elle venait d’effectuer.


Relevant à nouveau la tête, son regard se posa sur la glace et elle se vit à nouveau telle qu’elle était devenue. Elle poussa alors un cri et gémit, horrifiée par l’image dégoûtante que le miroir lui restituait.


— Non ! Quelle horreur ! Ce n’est pas moi, ça ?


— ça va mieux ? s’enquit tout de suite Shane qui s’était accroupi à ses côtés, remplaçant son cousin qui s’était décalé.


Les impuretés qui salissaient le visage de la jeune fille ne semblaient pas avoir le même effet sur les deux jeunes hommes. D’un revers de la main, son « grand frère » lui essuya le visage, effaçant les marques de salissures qui masquaient sa beauté. Ashany, inquiète de l’image repoussante que venait de lui renvoyer le miroir, ne lui répondit pas. Prise d’un élan de gêne ou de dignité, elle s’enfuit par la porte la plus proche, celle de la cuisine, faisant abstraction du reste, tandis que les garçons plantés sur place, se regardèrent interloqués.


Willy le premier interrogea Shane :


— Mais qu’est-ce qu’elle a ?


— N’est-elle pas merveilleuse ? répondit son cousin.


La brillance de ses yeux indiquait clairement qu’il était dans une sphère lointaine. Médusé par toutes ces attitudes incohérentes, le mannequin haussa les épaules et l’abandonna avant de regagner le centre de la salle.


Chapitre V


Intrusion « Africamoto »


C’est une Ashany désemparée et gémissante qui pénétra en trombe dans la cuisine.


— Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai.


Son entrée en catastrophe fit sursauter Laureen et Jérémie, attelés aux tâches et corvées domestiques. Surpris de la voir arriver aussi bouleversée, ils en restèrent figés l’espace d’un moment, oubliant les activités qu’ils avaient entamées. Le verre de soda que Laureen remplissait déborda et se répandit sur le plateau. Jérémie, qui de son côté lavait quelques verres, en oublia de fermer le robinet, laissant l’eau couler abondamment au risque de provoquer une inondation.


— Ah ! J’ai envie de mourir. Ah, c’est pas vrai ! Ce n’est pas possible ! poursuivit Ashany plaquée à la porte qu’elle venait de fermer.


Tout de suite après, on entendit tambouriner. La voix de Jessy se fit entendre, suppliante :


— Ouvre, Ashany, s’il te plaît. C’est moi, Jessy.


Elle lui ouvrit, en prenant soin de se cacher derrière la porte qu’elle referma aussitôt son amie entrée. Comme une folle, cette dernière se rua vers son amie afin de lui porter assistance.


— Ashany ! Que t’est-il arrivé ? la devança Laureen. Mon Dieu, tes cheveux ! Tes yeux ! Ton maquillage ! Que s’est-il passé ?


— Je sais, je suis horrible, c’est désastreux !


— Horrible, renchérit Jérémie, tu rigoles ! On dirait plutôt une diablesse. Tu es tombée dans un égout ?


— Très drôle, Jérémie ! Toujours le mot pour rire même dans les situations les plus désespérées ! rétorqua Laureen en le regardant sévèrement.


Adoptant l’attitude d’une spécialiste en relooking, Jessy prit son amie par le menton et fit un constat visuel express de son état.


— Ma chère, la situation est grave, mais pas désespérée. Ton visage et tes yeux sont tout noirs. Je ne vois pas d’autre solution que de te laver le visage entièrement et de te refaire une beauté. Va vite dans la salle de bain.


— Jamais de la vie, même pas en rêve. Je reste ici. Tu veux que tout le monde me voie à nouveau dans cet état déplorable? objecta-t-elle sur-le-champ.

D’ailleurs, bloque la porte avec la chaise afin que personne d’autre n’entre ici.


— Mais qu’est-ce qui t’es arrivé ? insista Laureen.


— On t’expliquera plus tard, lui répondit Jessy en faisant un geste sec de la main pour la faire taire.


— Oh ! Quelle horreur ! Oh ! Mon Dieu ! Mais, c’est un cauchemar, pincez-moi. Dites-moi que je cauchemarde, se lamentait toujours la jeune fille en se regardant le visage et les cheveux sur le plateau en inox qu’elle venait de saisir.


— Non ! Tu ne rêves pas, c’est la réalité, dit Jérémie tout en s’approchant d’elle et en la pinçant très fort.


— Aïe ! Mais tu es fou ? Tu m’as fait très mal, se plaignit-elle en regardant le bleu naissant que venait de lui faire son ami.


— Mais… Tu as demandé que l’on te pince, je ne fais qu’exécuter tes vœux, continua Jérémie sur un ton plaintif.


— Dégage de là, sors, va-t-en. Qu’est-ce qu’un homme fait en cuisine ? Tu es le seul à toujours errer là où il y a à manger, dit Jessy en lui donnant des coups avec son sac à main pour le chasser.


— Ok, ok, les filles, pas de blème. Je me retire. Vous ne savez jamais ce que vous voulez. Quand on vous donne un coup de main, vous n’en voulez pas. Après, il ne faut pas vous plaindre que les hommes deviennent machos. Sur ce, au revoir.


Son comportement démentait ses propos, il ne quitta pas la pièce, les regardant avec ses yeux de merlan frit, dans l’attente que ses copines changent d’avis à son sujet. Celles-ci, trop occupées par l’état d’Ashany, l’avaient déjà sorti de leur tête.


— C’est vrai ! Commence par laver ton visage, enjoignit Laureen.


— Va vite me chercher mon sac sur le fauteuil bleu, s’il te plaît, Jessy. Ma trousse de maquillage est à l’intérieur, lui demanda Ashany.


— Ok, je fonce !


Pendant que la jeune fille lavait son visage dans l’évier de la cuisine, sa meilleure amie ramena le sac qui contenait tout le nécessaire susceptible de lui rendre sa beauté. Après avoir essuyé son visage, elle se laissa faire par cette dernière qui entreprit de lui redonner tous les atouts de la beauté, sous les regards attentifs de Laureen et Jérémie. Ces derniers suivaient dans les moindres détails la transformation dont ils étaient témoins.


Au bout d’un quart d’heure, la maquilleuse s’arrêta après avoir donné un dernier coup de pinceau en s’exclamant :


— Voilà ! C’est mieux comme ça !


— C’est parfait ! constata Laureen.


— C’est vrai ? murmura sa cousine en quête de confirmation.


— Tu es parfaite, Rien à voir avec l’horreur de tout à l’heure, ajouta la relookeuse, en la rassurant par la même occasion.


Les mots qu’elle venait de prononcer rappelèrent à mademoiselle Gorkiff ce qui s’était passé quelques minutes plus tôt, faisant ainsi ressurgir son désespoir. Elle se lamenta, prenant sa copine à témoin :


— Jessy, c’est terrible, le jour où je fais la rencontre la plus merveilleuse de ma vie. Celui que j’ai tant attendu, tant rêvé, le plus beau, le plus impressionnant de toute ma vie, il faut qu’il m’arrive la chose la plus honteuse qui puisse arriver à quelqu’un.


— Ah ouais ! Tu as rencontré enfin l’homme de ta vie ? Quand ? Où ça ? C’est qui ? s’enquit celle-ci, surprise par la révélation que venait de lui confier son amie.


— Là, tout à l’heure. Le grand qui était avec Shane.


— Qui, Willy ? le cousin mannequin ? Non ! Ce n’est pas possible ! Mais depuis tout à l’heure, j’essaie de te faire comprendre que Shane et lui sont les canons de beauté de la soirée. Non mais je rêve !


Ashany faisait les cent pas dans la cuisine en se prenant la tête. Elle répétait l’air incrédule :


— Un mannequin ? C’est un mannequin, le gaillard-là ?


— Eh ! Oui ma chère, ton coup de foudre est un mannequin. Toi qui as toujours méprisé les mannequins, tu es confondue. Qu’est-ce que tu fais ? Tu le zappes, maintenant que tu connais son métier ? ironisa Jessy.


— Ah ! Très drôle, répondit sa meilleure amie en lui tirant la langue. Va plutôt jeter un œil au salon pour vérifier si mon prince est toujours là.


Son amie s’exécuta sur-le-champ et entrouvrit la porte précautionneusement. Elle la referma très vite, la respiration haletante :


— Il est assis au même endroit, mais il parle avec Sofia.


— Sofia ! Mince ! Dans quelle posture sont-ils ? Euh ! Je veux dire, comment ils sont ? Regarde bien son attitude vis-à-vis d’elle et sa façon de la regarder. Tu crois qu’il la kiffe ? Dis-moi, dis-moi vite.


— Cheppa. Ils semblent discuter naturellement. Mais moi, je surveille aussi Shane. Elle n’a pas intérêt à me le piquer, termina-t-elle, ponctuant sa phrase d’un ton menaçant.


— Shane ! Pfut ! Mais je te parle de vraies choses. Je te parle du grand aux yeux revolver. Au fait comment il s’appelle, déjà ?


— Willy. C’est le cousin de Shane.


— Ah ! Ouais, ils sont venus ensemble, alors ? conclut Ashany.


— C’est ça !


— Tout n’est pas perdu, alors ! Nous avons une conjonction de coordination.


— Une quoi ? demanda Jessy, ahurie.


— Révise plutôt ta grammaire, ma vieille, au lieu d’étudier les séries télévisées. Et toc…


— C’est ça, rancunière, va. Tu te venges pour « 10 heures ». Mais tout le monde connaît 24 Heures chrono.


— Bon ! Il est temps de s’attaquer aux choses sérieuses, dit-elle, portée par une détermination qui tranchait avec l’attitude nettement moins combative qu’elle avait manifestée depuis son intrusion brutale dans la cuisine.


— C’est clair, il vaut mieux qu’il ne garde pas de toi, l’image de la fille pleurnicharde et morveuse. Ah ! Ah !


C’était Jérémie qui se rappelait au bon souvenir des filles, en lançant à nouveau une vanne pour se venger du rejet, qu’elles lui avaient manifesté quelques instants plutôt. La réaction de ces dernières fut immédiate : elles se mirent à l’insulter copieusement et à le chasser de la cuisine manu militari. Une fois que le trépignant moqueur disparut des lieux, les filles fermèrent la porte et se réjouirent de s’être débarrassées de lui.


Brusquement, un tambourinement retentit dans toute la pièce mettant fin au répit qu’elles venaient de savourer. Elles stoppèrent tout mouvement et se regardèrent mutuellement.


— Qu’est-ce que c’est ? demanda Ashany à Laureen.


— J’en sais rien, moi, se défendit cette dernière.


— Je crois qu’on a frappé à la porte arrière, celle qui donne sur le garage, intervint Jessy, l’air sérieux.


— La porte arrière ? Mes parents sont où ? s’étonna Ashany.


— Dans le petit salon. Ils discutent avec les voisins, répondit la cousine Laureen.


— Alors ! Qui ça peut être ? Il faut avoir les clefs du petit portail pour passer par-là.


— Bah ! Ce sont sans doute des garçons qui veulent jouer à Scream *, dit Jessy qui ne se laissait pas du tout intimider par la situation.


Elles se dirigèrent toutes les trois vers le sas conduisant au garage où les coups redoublèrent de violence. On aurait dit que les personnes derrière la porte, la frappaient avec un objet lourd, compte tenu de la puissance avec laquelle les coups résonnaient et faisaient vibrer les murs.


— Mais ils ont du culot, s’énerva Ashany en fonçant vers la porte pour l’ouvrir. Ils se permettent de faire du boucan comme ça, chez…


À peine avait-elle tourné le verrou que la porte s’ouvrit violemment, tirée comme par une force supérieure de l’autre côté.


— Alors ! C’est quoi, même ? hurla une voix grognarde qui résonnait dans la nuit.


Un homme de type caucasien, d’un âge avancé, vêtu d’un costume trois pièces, était en compagnie d’une dame de la même tranche d’âge que lui, mais de type nubien *. Celle-ci était vêtue d’une robe longue de soirée, rose et ornée de paillettes et de perles.


La dame se plaça rapidement devant l’homme et toisa Ashany de la tête aux pieds, avant de dire :


— Donc ! Toi, tu reviens de voyage, tu fais une fête qui s’entend jusqu’à Katmandou et tu ne nous invites pas ? Hi ! ça va chauffer, mal, mal.


— Papy, mamy, oh ! C’est vous, s’exclama la jeune fille stupéfaite de découvrir que c’était ses grands-parents maternels qui étaient à l’origine de ce tintamarre assourdissant.


La joie de les revoir la submergea et fit taire son irritation. Elle se rua dans les bras de la vieille femme. Mais celle-ci la repoussa en la voyant s’approcher d’elle et la nargua en marmonnant :


— Papy, mamy, papy, mamy, laisse-moi. Ne fais pas de bruit pour rien. Tu ne nous appelles pas. Tu ne nous invites même pas ! Laisse-moi passer.


— Mais, mamy… je viens d’arriver de l’aéroport…


Malgré la protestation de la jeune fille, la petite dame ne la laissa pas finir sa phrase. Elle se faufila sans ménagement entre les jeunes filles pour se frayer un chemin afin de pénétrer dans la maison.


Une fois dans le garage, elle s’arrêta puis se retourna vers sa petite-fille et se plaignit :


— Mais vous, les enfants d’aujourd’hui, c’est incroyable! Ca va plus ? Toi, tu fais la boum et tu ne nous dis pas ?


— Avance, mon cœur, lui dit son époux pour l’encourager.


Les jeunes-là croient pouvoir nous zapper. Mais nous ne sommes pas prêts pour le cimetière. On va « domboliser * » la boum.


En disant cela, il esquissa quelques pas de danse et tourna sur lui-même avant de crier :


— I feel good...


Cette arrivée surprise quoi qu’intempestive aux yeux des jeunes filles, les laissa sans voix. Leur petite-fille se ressaisit en les voyant se diriger vers le grand living-room où tous ses amis étaient réunis. Elle tenta de les détourner de leur itinéraire, en les rattrapant par de grandes enjambées.


— Non, pas par-là. Venez plutôt par ici. Papa et maman sont dans le petit salon.


Elle aurait tellement préféré qu’ils empruntent l’entrée principale qui les aurait conduits directement vers le séjour dans lequel ses parents se trouvaient. Mais ses ascendants, qui se déplaçaient à une vitesse à laquelle on ne se serait pas attendu, ne l’entendaient déjà plus. Ils se retrouvèrent dans la pièce où la fête battait son plein.


— Hum ! C’est ça même, dit la grand-mère en se trémoussant le popotin.


Elle savourait le son de la musique, oubliant par la même occasion sa petite colère.


— Hum ! ça mouv, là-dedans. Chéri, viens, on va gâter le coin, invita-t-elle son mari à danser, en levant les bras.


— Oh ! Mon Dieu, ce n’est pas vrai ! murmura Ashany en les voyant s’installer dans la piste de danse.

Ils ne vont pas me faire ça ? Ah ! La honte.


— Waouh ! Ce sont tes grands-parents ? demanda Jérémie qui était toujours à l’affût d’une situation insolite et ne manquait pas par la même occasion de lancer des piques.

Ils sont cool, wouh, eh ! ça swingue comme il faut ! ajouta-t-il avant de suivre en dansant le couple de sexagénaires.


Celui-ci venait de faire une entrée triomphale sur la piste en se lançant dans un « coupé décalé * » impétueux qui surprit toute l’assistance. Amusés, les jeunes leur abandonnèrent la piste.


Ashany se cachait le visage et avait envie de disparaître sous terre, elle se lamentait :


— C’est pas vrai, ce n’est pas vrai.


Mais personne ne faisait attention à elle. Tous les regards étaient orientés vers le centre de la pièce où « s’affichaient * », selon son langage, ses grands-parents qui mettaient le feu dans la pièce. À la fin de la musique, ils demandèrent un « dombolo * » qui leur fut accordé instantanément. Ils se mirent à danser avec un enthousiasme qui forçait l’admiration des plus jeunes.


— Dites-moi que je rêve. Ce n’est pas vrai, ils ne m’ont pas fait ça ? Il est vingt-deux heures quarante-cinq, tous les vieux dorment, à cette heure-ci.


— Je sais, sauf tes grands-parents, lança Jérémie en levant les sourcils.


Il était revenu vers elle pour la narguer et repartit immédiatement vers la piste en essayant d’imiter les pas de danse du grand-père de son amie. Tout le monde était emballé. L’assistance reprenait en chœur les paroles de la chanson et adoptait joyeusement les mouvements et gestes du couple qui constituait le point de mire de tous.


On les entendait scander le refrain de la chanson et mimer les mouvements relatifs aux paroles chantées :


— Oh ! Nagé, nagé, oh ! Guidon, guidon.


— Décrispe-toi, Ashany, ça va, les gens sont contents, ça va ! la réconforta Jessy en lui tapotant l’épaule.


— Non, mais tu te rends compte ? Ils vont dire que mes grands-parents sont des guignols, lui répondit celle-ci.


— Arrête de te faire des complexes. Le vin est tiré, il faut le boire. Dis-toi que c’est l’ambiance « Africamoto * », c’est tout.


Elle tira son amie pour rejoindre le cercle qui s’était formé autour de ses aïeux. Se forçant à faire bonne figure contre mauvaise fortune, celle-ci obtempéra d’autant plus que par leur fougue, les grands-parents rendaient l’ambiance plus que festive. Il régnait dans la pièce une atmosphère électrique, toutes les chaises ainsi que les fauteuils étaient vides.


Les performances chorégraphiques des grands-parents Lobos n’avaient rien à envier aux jeunes et le leur faisaient comprendre. Ils incitaient les invités de la jeune fille à ne plus abandonner la piste. Celle-ci était complètement bondée. Ceux qui s’y trouvaient y étaient soit pour danser, soit pour applaudir les anciens qui semblaient infatigables.


Au bout d’une demi-heure, la grand-mère ralentit sa cadence rythmique puis, comme prise d’une subite paralysie, elle arrêta totalement tout mouvement. Les jeunes gens, ne comprenant pas la raison de cette immobilisation, protestèrent. Ils exprimaient leur mécontentement par des bruits réprobateurs, la suppliant de danser à nouveau.


Peine perdue, la grand-mère se plaignait d’une douleur fulgurante aux reins. Elle soufflait le martyre et ne retrouva son équilibre qu’en prenant appui sur l’épaule de son mari. Ce dernier, connaissant les problèmes de santé de son épouse, lui demanda d’aller s’asseoir afin de se reposer.


— Oh ! Mais ne vous inquiétez pas. Il n’y a pas de démission totale, rassura-t-il les jeunes. Je suis là, moi, je fonctionne aux piles alcalines auto-rechargeables, « paniprobleme * ». On n’a pas fini de gâter le coin*. Allez, mettez-moi Premier Gaou *.


Ces paroles furent accueillies par des cris de joie et un tonnerre d’applaudissement. Le DJ exécuta rapidement la demande du danseur. C’est dans une liesse indescriptible que les premières notes de musique résonnèrent. La jeunesse était contente de l’ambiance que l’ancien avait crée dans la soirée et tout le monde voulait danser à ses côtés. Pour avoir ce privilège, on se bousculait auprès de « la star de la soirée ».


Un autre sexagénaire apparut dans la piste sans qu’on ne le voie arriver. C’était un voisin des parents de la jeune fille. Daniel, ou Dan de Rethel, surnommé « Ondiquoi », un Français originaire des Ardennes qui avait longtemps vécu en Côte d’Ivoire. Sa présence accentua la frénésie qui s’était emparée du grand-père d’Ashany.


Les invités timorés abandonnèrent comme une veste aux vestiaires, leurs dernières réticences et s’élancèrent aussi vite que l’éclair sur la piste. Mais, rattrapés par leur nature pudibonde, ils se faufilèrent ensuite comme des anguilles au milieu des danseurs pour ne pas se faire remarquer. Cette fois, plus personne ne resta statique. Ils semblaient tous irradiés et excellaient dans la démonstration de leurs mouvements et leurs gestes. L’euphorie était générale.


Chapitre VI


« Les kokos »


Pendant ce temps, la grand-mère, faisant abstraction de son engouement pour la danse et la musique qui passaient, se dirigea à petits pas vers le fond de la pièce à la recherche d’une place. Préoccupée par la douleur qu’elle ressentait dans le bas de ses reins, elle était pressée de s’asseoir et de se reposer. Une place située en face d’un grand tableau représentant plusieurs visages attira son attention.


Elle vint scruter de près l’immense illustration qui était accrochée au mur, puis s’exclama :


— Oh ! « Mama na ngaï * » Mais, c’est nouveau, ça ? Sergueï a eu ça où ? se demanda-t-elle à voix basse.


S’approchant davantage de la représentation artistique, elle se mit à nouveau l’examiner minutieusement.


— C’est pas possible ! Eh ! Mama ! s’écria-t-elle en claquant des mains.


Elle recula et s’assit sur un fauteuil pour mieux regarder l’œuvre d’art, puis héla ensuite son époux :


— Valentino, vient voir ça.


Mais ce dernier ne pouvait absolument pas l’entendre car la puissance de la sono et le tumulte généré par l’ivresse des cris des jeunes en « transe », couvraient totalement sa voix. Cependant, la vieille femme semblait déconcertée et marmonna quelques mots inaudibles dans sa langue maternelle, tout en se dirigeant fébrilement vers son mari.


— Valentino, Valentino, viens voir, maméé, ééé mamaa, Valentinoo !


L’interpelé ne l’entendait toujours pas, malgré son insistance. De leur côté, les jeunes ne la voyaient même pas. Leur attention était captivée par le duo qui venait d’improviser un cours de danses africaines. En élèves scrupuleux, ils calquaient fidèlement la gestuelle des deux hommes. La grand-mère d’Ashany se tenait maintenant près de son mari, qu’elle agrippa avec autorité par la manche de son costume.


Elle lui dit :


— Viens voir, Valentino !

— J’arrive, amor. Laisse-moi quelques secondes pour « laisser héritage » à ceux qui sentent encore le lait maternel.


Sans lâcher prise, son épouse secoua son bras en disant :


— Lobos, viens voir ça.


Quand sa femme l’appelait ainsi par son patronyme, c’est que la situation était grave. Il s'arrêta et examina son visage ; voyant qu’elle ne plaisantait pas, il la suivit sans dire un mot.


Dès qu’ils arrivèrent devant l’objet de son trouble, elle lui dit, en le désignant du doigt :

— Regarde ça !


— 



01/09/2009
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